Notes d'intentions
« Ordure » est un projet qui - comme un certain nombre d’autres de mes spectacles - est né d’un désir viscéral et nécessaire en tant qu’acteur de prendre la parole après la découverte bouleversante d’un livre. Ce fût jadis le cas avec « La Guerre Sainte » de René Daumal, « L’Innommable » de Samuel Beckett, « L’Étang » de Robert Walser, « Mars » de Fritz Zorn qui a donné lieu à la création du spectacle « Les Larmes Rentrées », et plus récemment « En Vie » de Eugène Savitzkaya à partir duquel nous avons créé il y a deux ans « L’Extraordinaire n’aura pas lieu »
« Les Carnets du Sous-Sol » de Dostoïevski est un texte que j’ai découvert en 2004 et ce fut alors pour moi un choc ! J’ai éprouvé immédiatement la nécessité de porter cette parole et ce fut chose faite en 2005 avec la création du spectacle « La Voix Souterraine ».
Ça a été une création importante pour moi et pour la Compagnie Soleil Vert (nous avions obtenus cette année-là notre toute première subvention d’aide à la création de la part de la Ville de Marseille…). C’était un beau spectacle, mais un spectacle de « jeunesse » avec toutes ses qualités mais aussi ses maladresses et ses défauts… 20 ans après, ce texte de Dostoïevski m’habite toujours et se rappelle fortement à moi dans le contexte de notre époque qui le rend d’autant plus pertinent à faire entendre aujourd’hui (contextes de guerres, de peurs, de violence, de séparations…) J’éprouve aujourd’hui la nécessité de remettre ce texte complètement à plat (par rapport à la première version d’il y a 20 ans) et de recomposer une toute autre adaptation, de réinventer complètement une nouvelle mise en scène, bref de créer un tout nouveau spectacle !
À l’époque, nous avions travaillés sur une partition chorale du texte partagé à trois voix. Aujourd’hui je veux assumer pleinement de porter seul la totalité de cette parole. Je ne veux plus passer par quatre chemins pour affirmer les choses. Cette nouvelle proposition théâtrale sera donc beaucoup plus radicale (et d’abord parce que ce texte est très radical)
Alors pourquoi Dostoïevski ? Pourquoi ce texte ?
Aujourd’hui la pression sociale et médiatique contraint l’individu à mesurer sa propre vie selon les seuls critères de la Normalité (même si cette normalité est idéologiquement très fluctuante, elle trahit toujours une forme de pensée normative dominante…) Et parfois d’une manière douloureuse quand ladite Normalité nous juge toujours du coin de l’œil et nous ferme la porte au nez par simple délit de sale gueule. Nous qui voulions tellement rentrer et rejoindre le club si fermé de la communauté des hommes normaux, de la respectabilité, et de la vie tranquille… Nos vies, qu’on le veuille ou non, se réfèrent toujours aux valeurs et aux modèles imposés : le culte d’un corps jeune, propre et sain, d’une sexualité épanouie, parfois extravagante, d’une réussite sociale et intime qui chante l’Amour, le couple, la famille, le travail rentable, la clarté morale, la réussite sociale, la quête effrénée d’un bonheur consommable, la bonne conscience perpétuelle, et la « positive attitude »… Bref, que du positif ! La Normalité est toujours positive, elle haït la solitude, rejette la souffrance, méprise la pensée singulière, déteste les échecs, a peur du ridicule, condamne la misère… L’homme qui ne correspondrait pas à ces modèles prédéterminés de réussite sociale et d’épanouissement serait-il alors condamné au malheur, au rejet social, à l’ennui stérile ?
L’écriture de Dostoïevski dans « Les Carnets du Sous-Sol », creuse dans l’âme humaine pour y dégager cette zone infectieuse, qui comme dans le foie gras, trouve tout son intérêt dans sa propre maladie. Cette écriture ne cherche rien à soigner, à calmer ou à masquer mais réintègre brutalement dans notre regard une vision de l’être humain qui ne se résume pas du tout à sa seule « humanité » ! Avec force et humour, ce spectacle mettra en scène la parole d’un homme qui se place en toute conscience et avec jouissance contre le bien-être. Et tout en agissant volontairement contre son propre intérêt, il affirmera avec une méchanceté vaniteuse, sa propre négation, se délectant du raclage de son âme, comme d’une dent creuse qu’on se rêve à vider… Ce sont des égouts de l’âme dont il sera question ici : Ils débordent et refoulent ! Et c'est cette puanteur, cette bêtise la plus crasse que cet homme voudra toujours se conserver dans le seul but de se confirmer à lui-même qu'il est encore un homme et pas une touche de piano !
Adaptation du texte et dramaturgie du spectacle
Dans l’adaptation théâtrale que j’ai faite de ce texte, il sera question dans un premier temps pour ce personnage qui (nous) parle, de chercher à dire, à nommer, à avouer le plaisir pris dans sa propre souffrance, et la jouissance qu’il éprouve dans l’affirmation de sa propre négation portée comme un étendard, comme un blason, à la face du monde ! La construction théorique du « Masochisme » était déjà bien opérée avec « Les Carnets du Sous-Sol » publié en 1864, à peine six ans avant « La Vénus à la Fourrure » de Léopold Von Sacher-Masoch (qui a donné ultérieurement son nom au Masochisme)
Dans un deuxième temps, il s’agira de faire ressurgir les choses du passé de cet homme (dans des éléments du texte pris dans la deuxième partie du livre). Si la parole de cet homme est toujours une sorte de justification devant un tribunal imaginaire, il s’est néanmoins passé des choses dans sa vie pour que cette parole et ce positionnement terrible aient pu advenir. Car concrètement, avant de revendiquer son enfermement dans son sous-sol, il s’est affronté réellement au monde et aux autres. Et cette confrontation a été terrible pour lui, et de causes en causes, de conséquences et conséquences, le pire a bien eu lieu, et l’ordure est née… (le pire, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé réellement, mais tout est écrit et amené pour qu’on puisse bien se l’imaginer, le pire…)
Dans un troisième temps, le personnage se défend et se positionne fermement et délibérément contre le bien-être et contre son propre intérêt (c’est un positionnement presque politique). Il affirme par là-même défendre toute sa liberté et son humanité, car il veut nous prouver à chaque instant que ce qui détermine la liberté de l’être humain est basé sur une volonté irrationnelle d’agir contre ses propres intérêts et son bien-être, contre soi-même, et en fin de compte contre ses semblables.
Et enfin le quatrième temps du spectacle est destructeur (pour le personnage lui-même d’abord, mais aussi pour le public). C’est une parole du présent, une mise en cause de la sincérité, un aveu de mensonge, une destruction du théâtre (et de l’écriture), une mise en acte d’une séparation absolue… Cela finira concrètement par une rupture, une coupure de courant volontaire, et directe !
Ce spectacle promet d’être très riche dans son contenu, mais la durée totale ne devra pas excéder 1h10 / 1h20, car la dimension d’« uppercut » pour le public est importante à envoyer !
Les personnages
« LUI » (Laurent de Richemond) / et « EUX » : L’HOMME (Nicolas Rochette) et LA FEMME (Laetitia Langlet)
« LUI » : C’est le personnage au centre du spectacle. C’est lui qui parle, c’est lui qui porte la parole du texte de Dostoïevski. Il se place d’une manière pleinement égocentrique et sans aucune culpabilité. Il ne nous est pas immédiatement sympathique, il agace beaucoup, il est prétentieux, autoritaire, parfois capricieux, il met mal-à-l’aise les gens, mais il peut aussi être tout le contraire de cette première perception : nous apparaissant souvent drôle, émouvant, pertinent, intelligent, démuni, sensible…
Le public doit pouvoir vivre vis à vis de ce personnage un conflit réel entre détestation et empathie, entre attraction et rejet, entre rire, émotion et colère… Bref, le public est « pris en otage » et mis de force à la place d'un juré pour un procès initié - et imposé - par le personnage lui-même ! Ce n’est pas une position très confortable, j’en conviens…
Contrairement aux deux autres personnages qui l’entourent, lui il n’est jamais nu complètement. Il s’habille et se déshabille au grès des ses lubies et de ses « exhibitions volontaires ». Il commence torse nu et en slip blanc, il finira de même ! Entre les deux il se trouvera toujours vêtu d’un pantalon noir, d’une chemise bleue, et d’une cravate jaune.
Il aime se mettre en scène et faire des démonstrations volontaires - souvent ridicules - de lui-même… Il joue devant un public imaginaire, il s’invente des juges et des ennemis, il s’adresse au monde à travers une assemblée composée de « Messieurs » imaginaires (ou à une multitude de miroirs brisés…)
En fait, il parle seul, mais il s’adresse à tout le monde, et au monde entier ! Ici, parler seul n’a rien à voir avec la folie, c’est une voix souterraine qui s’exprime. Et ce n’est pas du tout une voix communicante… Le spectateur sent bien que la parole ne lui est pas adressée directement, que ce qu’il voit est presque obscène (dans les régions sales de l’au-delà de la scène). Et pourtant ça le regarde ! Il écoute et voit, acceptant ou refusant de jouer « le plus mauvais rôle » de ce spectacle, mais un rôle capital : Le rôle du Monde.
« EUX » : Un homme et une femme. Dès le départ ils se présentent nu face à nous. Cette nudité nous renvoie au couple originel, ce n’est jamais une nudité provocatrice, c’est un état des corps au naturel, qu’on accepte vite et qu’on finit par ne plus voir. Il ne seront pas toujours nu, ils s’habillent régulièrement de longs manteau de fourrure, nous renvoyant aussi à l’animalité, aux cavernes et à la préhistoire…
Ils sont là pour, et avec « LUI ». Ils l’accompagnent, ils prennent soin, ils semblent être à son service, mais pour le public leur présence doit rester très ambiguë, et incertaine… Qui sont ces deux personnages ? Ils sont peut-être des serviteurs, ou des prostitués… C’est vrai, il y a de l’argent qui circule, mais cette circulation d’argent n’a finalement aucun sens ! L’argent est-il un jeu entre ces gens ? Ou a-t-il une valeur réelle ? Tout est ambiguë…
Peut-être qu’en fait il s’agit tout simplement d’un « Trouple », c’est à dire des gens qui se sont unis et qui s’aiment à trois, et qui y trouvent leur compte… Peut-être que dans cette fantasmatique cabane perdue au fin fond d’une Sibérie imaginaire, ils ont appris à se respecter, à mettre en acte, et vivre ensemble leurs désirs ? Peut-être ont-ils appris à écouter, à accepter de jouer le jeu de la soumission, ou de la domination ?
En tout cas, si pour ces deux personnages il s’agit d’un travail, c’est un super travail ! C’est bien payé, et on y prend du plaisir… Il est certain que pour « EUX », il est hors de question de démissionner… Ils seront pleinement actifs, auteurs, et parti-prenante de cette histoire !
Ce TRIO est aussi une évocation symbolique de la carte du « Diable » dans le Tarot de Marseille
Le Diable est le quinzième arcane majeur du Tarot de Marseille, et même si son nom est connoté négativement, ce n’est pas l’annonce d’un événement terrible. Le Diable est un arcane associé à l’intelligence supérieure, la maîtrise exceptionnelle et la puissance. Il symbolise la vitalité débordante et la force de la personnalité. Le Diable se rapporte à l’Amoureux. Bien que le Diable évoque souvent les aspects plus sombres des désirs, il partage avec l’Amoureux la thématique des choix et des conséquences de ces choix.
La Carte du Diable représente un homme et une femme nus, enchainés l’un à l’autre et attachés à un poteau. Un satyre, une créature mi-homme mi-bouc, surplombe le couple occupant quasiment tout l’espace illustratif de la Carte. Ce personnage à mi-chemin entre un humain et un animal, cornu avec des ailes et des griffes, se tient debout sur un piédestal. Cette ambivalence se caractérise également au travers de ses attributs sexuels à la fois féminins et masculins.
Le Diable est un ange déchu, comme le rappellent ses ailes bleues. Elles témoignent de son origine céleste mais qui symbolisent également l’invisibilité, la passivité et l’inconscient. L’homme et la femme sont hypnotisés par le charisme du Diable ; ils croupissent dans une cave qui représentent les tréfonds de l’esprit humain, ses idées les plus noires. Cependant, leurs chaînes ne sont pas serrées et ils pourraient, s’ils le voulaient, se libérer du sortilège et s’échapper.
Le Diable symbolise tout ce qui peut vous enchaîner et empêcher la réalisation de votre être authentique. Mais le Diable rappelle aussi que si des conditions extérieures peuvent concourir à l’échec, c’est aussi en soi qu’il faut combattre les pensées limitantes et les excuses afin d’avancer et se réaliser.
Avez-vous le sentiment d’être libre ? Comment s’exprime votre liberté ? Est-elle le bien que vous avez de plus précieux ? Le Diable interroge votre rapport à la liberté car si la vie apporte son lot de contraintes, il y a toujours, dans chaque circonstance, une part de liberté à s’octroyer.
Le Diable monstrueux de la Carte est l’Archétype du Persécuteur, le fameux pervers narcissique, celui ou celle qui veut dominer, contrôler, gagner et avoir raison à tout prix ; celui ou celle qui intimide et fait toujours passer ses besoins avant ceux des autres. De fait, le Persécuteur active la position Archétypale de la Victime chez l’autre… Mais il est aussi un leurre, un coup de bluff, une vue de l’esprit. Tout comme le couple sur la Carte, il est facile de se libérer de son sortilège : il ne peut y avoir de Persécuteur s’il n’y a plus de Victime.
Alors c’est sûr, il y aura bien quelques actes particuliers… : Une tétée, des fessées, des claques demandées et consenties, des baisers, des touchers d’attributs, des caresses, des morsures, et des mains dans la sauce tomate… Il y aura aussi de la tendresse, de l’écoute, du respect, du consentement… Il y aura aussi du lien, de l’affect, de la solitude, de la séparation
Ce trio vit ensemble un échange de solitudes, ils s’accrochent les uns aux autres, se touchent et s’acceptent dans un sentiment d’appartenance à une même espèce, j’oserai même dire un sentiment de race…
L’espace (scénographie, lumière, son)
L’espace scénique sera composé d’un tas de poubelles (sacs poubelle disposés en tas) et de fourrures étalées au sol composant à la fois une évocation d’une sorte de dépotoir, mais aussi créant un véritable lit central couvert de fourrures.
Des boites de raviolis sont disposés aux côtés du lit (comme unique source de nourriture pour un être qui ne se soucie pas beaucoup de sa santé et des plaisirs gastronomiques, et qui est de toute manière lui aussi en boîte…)
Des cartons fermés contenant des sources sonores sont disposés autour de ce lit central. Le tout évoquant à la fois un abri pour sans-abris, un repère de clochards, mais aussi une cabane isolée du monde, une grotte primitive, où seules les fourrures étalées et le corps des autres, offrent la protection, la chaleur, et l’isolement. Un refuge, une grotte, un souterrain, bref le sous-sol…
4 enceintes seront dissimulées à l’intérieur des 4 cartons fermés. Chacun de ces cartons laissant régulièrement surgir des sonorités particulières : Un des cartons se met régulièrement à grogner, tousser, ou respirer (comme si une chose vivante était enfermée à l’intérieur). Un autre carton laisse surgir régulièrement la partition musicale d’un xylophone fou composé à la manière répétitive et inspiré d’un morceau de John Cage…) Un troisième carton enferme des sons de la nature qui apparaissent de temps en temps (vent dans les arbres, orage qui gronde, bruit des vagues, écoulement d’eau dans une caverne, chant d’oiseaux, etc…) Et puis un quatrième carton qui laissent parfois surgir des apparitions musicales assez lyriques d’un morceau du groupe Les Sparks.
Toute cette matière sonore enfermée dans ces cartons aura une vie organique et autonome, et se mettra régulièrement à apparaître et exister sans pour autant créer des évènements sonores perturbant la parole et ce qui se jouera sur scène. Ces apparitions sonores seront troublantes pour les spectateurs car ils n’en prendront pas immédiatement conscience (cette matière sonore apparaissant et disparaissant par vagues de manière imperceptible et non évènementielle)
La lumière fonctionnera pareillement de manière « organique ».
Notre parti-pris avec Nicolas Rochette (acteur, mais aussi responsable technique du projet et créateur lumière) est que tous les éléments techniques (lumière et son) soient gérés directement sur scène. Le spectacle sera donc géré techniquement de l’intérieur sans régisseur extérieur. La lumière (comme le son) aura donc sa propre autonomie en branchement direct sur la scène. Des Néons, et des quartz posés au sol, se déclencheront et se couperont régulièrement de manière autonome (avec un système de minuteurs intégrés)
Laurent de Richemond - metteur en scène
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